dimanche 15 décembre 2013

Les Chinois et la méritocratie

Plus d'un million de Chinois ont passé fin novembre 2013 le concours national annuel pour entrer dans le service public, forme moderne d'une tradition impériale millénaire, dans l'espoir de décrocher l'un des 19.000 postes offerts.
Un total de 1,12 million de personnes se sont présentés au concours national de la fonction publique, alors que seuls 19.000 postes étaient en jeu - moins d'un candidat sur 50 sera retenu.
Alors que les jeunes diplômés chinois sont confrontés à une compétition féroce sur le marché du travail, les postes de fonctionnaires sont particulièrement prisés pour la sécurité de l'emploi, mais également pour les privilèges et le statut social qu'ils confèrent: allocations régulières en complément du traitement de base, couverture médicale, pension de retraite et même parfois  logement - particulièrement attrayant alors que la Chine connaît une flambée des prix immobiliers.
La tenue très médiatisée de ce concours annuel suscitait des réactions ironiques et désabusées chez certains internautes chinois.
"(Les candidats) veulent-ils vraiment réussir le concours pour "servir le peuple"? [ndlr: référence ironique au slogan  de l'époque maoïste 为人民服务wei renmin fuwu) Bien sûr que non. Il veulent désespérément profiter du système des privilèges et salaires (garantis)", a commenté un usager du réseau social Weibo.
"A chaque fois, ils concourent en fait pour avoir le droit de recevoir des pots-de-vin et de détourner la loi (à leur profit)", déplorait un autre internaute.
Le système actuel est l'héritier de la longue tradition des concours impériaux de la Chine ancienne, connus sous le nom de 科举 keju.
Durant la dynastie Han (202 avant J.‑C.-220 après J.‑C.) avec la volonté d’unifier et de contrôler les esprits des serviteurs de l’État, l’Empereur Wu établit des chaires impériales pour les 进士 jinshi (lauréats du concours) sur les  5 Classiques (le Yijing et divers textes rédigés par les disciples de Confucius), puis crée l’académie impériale où sont formées des promotions destinées à nourrir, après examen, le rang de la bureaucratie. L’accès aux fonctions administratives exige une réputation morale de « sagesse et compétence » et une parfaite connaissance des Classiques. 
En 115, un programme d’études fut mis en place pour la dite « Première Génération des Candidats à l’examen ». Ils étaient testés sur leur capacité dans les « Six Arts » : musique, arithmétique, écriture et connaissance des rituels et cérémonies à la fois dans la vie publique et la vie privée, tir à l’arc et conduite du char.
Après la chute de la dynastie Han, la part du mérite régresse dans le recrutement de la bureaucratie chinoise, en évoluant vers le système des neufs rangs 九品官人法. Corruptible et renforçant les clans locaux et la noblesse guerrière, il fut abandonné au profit du plus efficace système des examens impériaux en 605, sous la courte dynastie Sui (581-618).

Sous les Tang (618-907), l’État mène une lutte permanente pour contrôler les fonctionnaires et renforcer le pouvoir central, et un effort constant pour déjouer et neutraliser les clans aristocratiques. La maison impériale elle-même vient de l’aristocratie. Le recrutement par examens apparaît comme la solution pour casser l'aristocratie féodale et instaurer un corps d'Etat fidèle à l'Empereur. Cependant ces concours impériaux  récompensaient surtout les fils de familles fortunées ou bénéficiant de l'appui d'un protecteur. On crée des écoles pour former les lettrés; les Classiques sont reconstitués et à nouveau étudiés et l’on redonne vie aux rituels confucéens. C’est à ce moment-là que le destin de la « classe mandarinale » se confond avec celui de l’empire, que le lettré redevient l’idéal de l’homme universel des Tang, à la fois lettré, poète, peintre et homme d’Etat. 

L’origine du mot mandarin pour désigner ces fonctionnaires viendrait du portugais mandarim (ministre ou conseiller, mandar = commander), emprunté au malais mantri (du sanskrit mandari « commandant »). Le terme est utilisé par les Occidentaux pour traduire guan (官),mais ne veut rien dire en chinois.

Au début de la dynastie Ming, les examens duraient entre 24 et 72 heures, et se passaient dans des pièces séparées. Par souci d'objectivité, les candidats étaient identifiés par des nombres et les copies d’examens étaient recopiées par une troisième personne avant d’être corrigées pour éviter que l’écriture du candidat ne soit reconnue. Une fois le concours réussi, le fonctionnaire 官 guan portait une robe officielle et une coiffe d'une certaine couleur suivant son rang. Il lui était interdit de se marier ou de posséder des biens dans la région qui lui était assignée et dans laquelle il ne pouvait officier plus de trois ans. 

Est instauré la dissertation « en huit parties » (八股文 baguwen) consistant à développer en huit paragraphes le sens d’une citation tirée d’un Classique, qui impose plus que tout la mémorisation exacte du texte original.

Les examens impérieux ont contribué au renforcement du pouvoir  central en développant la loyauté des élites régionales à l'égard de l'empereur. Ils ont aussi un rôle essentiel dans l'unité culturelle de la Chine et la diffusion des valeurs confucéennes: respect absolu des parents (piété filiale), de la hiérarchie, définition de la vertu morale du bon dirigeant, des codes de politesse etc... 
Même si seulement 5 % des candidats réussissaient le concours et se voyaient confier des charges administratives, l'examen constituait le modèle dominant de promotion sociale. 
On considère souvent que le leader du mouvement rebelle des Taiping a défié la dernier dynastie (Qing) à la suite de son quadruple échec aux concours mandarinaux. Le système des examens officiels avait fini par faire de ce jeune adolescent plein d’ambition un vieux professeur plein d'amertume.
Ce système eut une influence internationale, et fut pris comme modèle en Corée, au Vietnam (1075 à 1919), et au Japon, pour finalement être abandonné au profit d'un système héréditaire.
Ce système a inspiré la France par le biais des Jésuites qui l'avaient adopté dans leurs écoles, lesquelles ont inspiré à Napoléon le recrutement par concours dans la fonction publique afin de créer une élite nouvelle. Nos classes prépa et grandes écoles sont donc héritières de la Chine...
Après la fondation en 1949 de la République populaire par le Parti communiste chinois (PCC), les recrutements pour le vaste appareil de l'Etat se sont surtout effectués en fonction des diplômes universitaires, de l'appartenance au Parti ou par l'intermédiaire de relations (guanxi). Mais le système des concours a été réintroduit en 1994, en réponse aux accusation de népotisme et d'abus de pouvoir.