mercredi 11 septembre 2013

Les entreprises chinoises - lectures d'été (suite)

Un autre ouvrage mérite le détour: « Chine, le nouveau capitalisme d’Etat » de Marie-Claire Bergère. Cette éminente historienne de la Chine y fait une sociologie des entreprises chinoises et de leurs managers.
Elle montre à quel point les entreprises privées sont discriminées par rapport aux entreprises publiques.

Les 121 entreprises d’Etat géantes sous autorité directe de l'Etat sont déchargées des responsabilités sociales des anciennes danwei. Champions nationaux présents dans les secteurs stratégiques comme China Mobile, PetroChina, Avic, Comac … Elles sont pourtant soumises à peu de contraintes de gestion, elles « apparaissent peu compétitives et sans grande capacité d’innovation ». L’Etat les protège  et les favorise (terrains, licences, prêts sans intérêts…). Elles sont le fer de lance de la politique d’internationalisation (zou chuqu). Les entrepreneurs bureaucrates "ne se perçoivent pas seulement comme des industriels ou des financiers" mais aussi comme  garants de la stabilité politique. "Ils portent une double casquette d'entrepreneurs et de cadres. En 2010, tous ceux dont l'entreprise relève du gouvernement central son membres du parti qui a nommé les plus importants d'entre eux (une cinquantaine".  Cumulant leur fonction de direction avec celle de secrétaire du parti ils ont souvent des ambitions politiques régionales, comme le patron de Comac, celui de FAW ou de Chinalco. Un peu comme nos énarques finalement... "Dans la catégorie des entrepreneurs politiques, les fils et filles de dirigeants (taizi, petits princes de la "noblesse rouge") se voient ouvrir "une voie royale pour entrer dans le monde des affaires et y faire fortune".
Le secteur privé est très hétérogène. Les entreprises informelles y côtoient des entreprises hybrides à partenariats publics multiples (high tech fondées par des laboratoires publics d’universités comme Huawei qui s’est affranchi de la tutelle publique) et des JV sino-étrangères à partenariat public. Sans parler des entreprises ex-publiques privatisées  reprises par leurs managers : 50% des privatisées, elles sont plus performantes.
« Si l’on s’en tient aux entreprises officiellement enregistrées, on risque de passer à côté d’une réalité beaucoup plus foisonnante ». En outre la ligne de partage entre public et privé n’est pas claire, certaines entreprises privées préférant porter un « bonnet rouge » pour bénéficier des avantages du secteur étatique. Il y avait 9 millions d’EP (siying qiye) en 2011 et 36 million de micro-entreprises (getihu).Ces dernières fuient  les contacts avec l'administration "dont elles ont beaucoup à craindre et peu à gagner" et fonctionnent dans le cadre de réseaux de solidarité traditionnels.

le secteur privé caractérisé par un « capitalisme sauvage » est un « secteur discriminé ». Les prêts consentis aux PME privées représentent moins de 4% des sommes avancées par trois des Quatre Grandes » banques chinoises. Les entreprises privées ne peuvent pas émettre d’obligations et l’entrée en Bourse leur est généralement refusée. Elles se rabattent sur les systèmes de financement informels : emprunts aux particuliers ou à des usuriers. Flexible mais coûteux : taux de 70% par an. Mais le risque est élevé car la seule « garantie » est la confiance gouvernant les réseaux de solidarité familiale, géographique… « A Wenzhou, 90 chefs d’entreprises ont pris la fuite à l‘été 2011". 
A cause de ces limites, leur capital ne dépasse pas 1 million de yuans (120 000 euros) mais elles s’y cantonnent car elles cherchent à éviter « d’attirer sur elles l’attention des autorités et de susciter la jalousie des cadres locaux toujours prêts à racketter, à fermer ou à exproprier les sociétés qui réussissent trop bien. »
Elles ne peuvent pas non plus s’engager dans les secteurs  en pleine expansion. En défnitive: "Les entreprises privées boivent le bouillon de la soupe tandis que les entreprises publiques mangent la viande" (un fonctionnaire chinois cité dans Wines, 2010)" 
Très sensibles aux aléas de l'économie mondiale, de l'augmentation des coûts de main d'œuvre et de matières premières, les entrepreneurs chinois comptent des véritables millionnaires, mais leur longévité est limitée. La liste des personnes les plus riches change tous les ans. Les entreprises privée chinoises doivent surtout gérer l'incertitude: "La zone grise dans laquelle ils évoluent met les entrepreneurs privés à la merci de l'arbitraire administratif." En effet, "nombreux sont ceux qui poursuivent leurs affaires à la faveur de statuts hybrides, grâce à des tolérances, à des connivences achetées par des pots-de-vin dont le tarif est révisable. Leur situation dépend d'un bon vouloir officiel qui n'est jamais définitivement acquis. La protection des bureaucraties locales facilite la création et le premier développement des entreprises privées", mais ensuite elle devient menaçante quand les profits accroissent la visibilité et l'attrait. Les fonctionnaires trouvent toute sortes de prétextes pour ponctionner les bénéfices. L'absence de protection juridique conduit à des pratiques de "capitalisme sauvage. Fraudes fiscales, faillites frauduleuses, tricheries sur la qualité, corruption de cadres, recours à la violence physique contre des partenaires déloyaux ou des concurrents gênants: tous les moyens sont bons pour survivre dans la jungle des affaires". Et ces entreprises ont toujours quelques choses à se reprocher, elles vivent dans la crainte de la sanction. "La chute des tycoons accompagne en général celle de hauts cadres avec lesquels ils ont conclu des liens de patronage et des rivalités internes au parti viennent écarter du pouvoir."
Le régime a une stratégie contradictoire qui consiste à contrôler les entrepreneurs pour empêcher leur puissance économique de se transformer en pouvoir politique et en même temps il compte sur la prospérité économique pour se créer une nouvelle légitimité. Répression coexiste avec cooptation, car depuis 2001 la doctrine des "Trois Représentativités a levé l'interdiction faite à ces entrepreneurs de devenir membres du Parti." Pour les entrepreneurs privés, c'est "surtout l'occasion de nouer avec des personnalités influentes des relations dont ils pourront éventuellement tirer profit". En effet, ils sont contraintes de pratiquer "le clientélisme pour échapper à l'arbitraire administratif et obtenir des faveurs tels que crédits officiels, monopoles, commandes du secteur public, autorisation de mise en Bourse, appui à l'expansion internationale."
"Pour entretenir ces bonnes relations, il leur faut offrir des cadeaux et de l'argent, inviter à des banquets accorder des participations aux bénéfices, contribuer aux projets philantropiques officiels. C'est un investissement très coûteux en temps et en argent qui - face oblige -, ne peut être poursuivi que par le patron en personne.

Cette illustration de la prédominance des guanxi dans l'économie chinoise est bien éclairante. "Ce qui, vu d'Occident apparaît comme corruption représente en Chine une stratégie normale d'entreprise et ne soulève pas d'indignation particulière dans le public tant  qu'un certain seuil n'est pas franchi."

Voilà des remarques sont très éclairantes pour les entreprises françaises qui coopèrent avec des groupes chinois. Elles expliquent bien des bizarreries et mystères de leur fonctionnement, notamment les brusques changements de cap bien logiques dan un contexte si incertain.